CHAPITRE PREMIER

C'était un véritable après-midi d'automne anglais. Dans le ciel moutonnaient des nuages dégradés du blanc au gris sombre, qui se déchiraient parfois pour laisser apparaître les cônes irisés des rayons de soleil. Tout autour, la campagne offrait ses prés verdoyants d'humidité; vraie country anglaise, si paisible que le temps semblait vouloir s'y arrêter, comme si rien n'importait plus que de s'asseoir au pied d'un arbre et regarder passer les nuages, à l'horizon du ciel immense...

Le docteur Darras inclina sa tête auréolée de cheveux blonds ramenés en chignon au sommet du crâne. Elle ne se lassait pas de contempler ce paysage si rassurant, si tranquille avec ses villages de brique rouge aux barrières blanches plantés ici et là, derrière lesquelles passaient des silhouettes impassibles. Dire qu'à quelques dizaines de miles à peine, c'était Londres...

Londres, cité de tous les dangers, de toutes les souillures, de la violence aveugle, atroce, planant dans l'air comme une forme impalpable.

On ne parlait pas encore officiellement de guerre civile, non. Seulement de terrorisme, d'émeutes, de délinquance, d'éléments incontrôlés, d'attentats... Rien qui puisse donner l'impression d'une force calculée, rationnelle. Et pourtant, la Mort et la Violence étaient bien là.

De façon organisée? Qui pouvait vraiment le dire? Politiciens, sociologues, prédicateurs, tous étaient dépassés. Cette escalade défiait toutes leurs cogitations... Ç'avait été une lente montée, née de la misère, du chômage, de la haine... Le quotidien, soudain, s'était mis à déraper. Le détonateur avait été le gigantesque massacre de Brighton en 1996: les habituels affrontements entre jeunes sur les plages, scooters et parkas contre cuirs et crânes rasés, du folklore presque entré dans les moeurs... Qu'est-ce qui s'était passé? Qu'est-ce qui était arrivé pour qu'au lieu des quelques blessés habituels, on doive ramasser jusqu'à soixante-dix morts? Il avait fallu soixante-dix vies brisées, sans raison, pour qu'enfin on se rende compte de quelque chose.

« Un malaise. » « Une crise sociale. » Des mots.

Rien que des mots. Oh, les politiciens étaient bien retranchés derrière les murs du Parlement, les journalistes dans leurs appartements de luxe ; ils ne connaissaient pas la folie qui courait le long des rues grises livrées aux rats, le crime organisé, le pillage, le meurtre, tout ceci sans la moindre raison apparente... Évidemment, ce n'était pas des données quantifiables, propres à finir sur les consoles d'un quelconque ordinateur au fond d'un quelconque service social. Le désordre absolu, ce n'est pas très rationnel, ni analysable. Des causes? Il y en avait tant, depuis si longtemps... Des responsables? Tout le monde l'était. Des solutions? Toutes semblaient plus absurdes les unes que les autres...

Elle, le docteur Darras, avait suivi les symptômes de ce qu'elle décrivait comme un mal.

Mais elle n'était qu'une simple psychologue, et c'était le pays entier qui semblait névrosé, à travers les milliers de corpuscules qui le composaient. « Venez, Madame l'Angleterre, allongez-vous sur le divan et dites-moi ce qui ne va pas... » Absurde. Il avait fallu une longue évolution de peur, de haine et de misère pour en arriver là. Et on était encore en train de chercher un point précis, un coupable, un abcès qu'il suffise de vider pour que tout redevienne comme avant... Comme avant. Ben voyons. Et dire que les gens croyaient encore à ce genre de discours!

Il faut bien se raccrocher à quelque chose, faire semblant d'espérer... Tous ceux qui étaient morts, qui irait leur raconter des mensonges? Le gouvernement n'avait fait qu'aggraver les choses. Depuis la décision d'octobre 1997 visant à armer chaque policier, la situation avait empiré, la violence se multipliait. Il y avait longtemps que les prétendues forces de l'ordre avaient basculé dans la folie ambiante. Car les policiers baignaient constamment dans cette violence, étant en perpétuel contact avec la rue. Et peu à peu contaminés par elle. Pour lui survivre. Ils étaient de plus en plus incontrôlables, et chaque commissariat devenait un camp retranché d'où s'échappaient des escadrons de la mort parfois plus dangereux, plus aveugles que ceux qu'ils combattaient. Les superintendants étaient devenus de véritables petits dictateurs imposant leur loi, définitivement rebelles à toute intervention extérieure. Sans parler de luttes intestines pour le pouvoir dignes de Shakespeare... Voilà.

L'an 2000? Tout proche. Certains prédisaient déjà le jugement dernier pour la date fatidique du second millénaire. Cela n'empêchait pas le monde de s'enliser de plus en plus dans l'absurde... Les romanciers-catastrophe si populaires à certaine époque étaient dépassés, et de loin. On parlait même, à mots couverts, d'épidémies de virus inconnus...

Un beau jour, pensait-elle parfois, il faudra bien dire la vérité aux gens. « La vérité... » S'il y en avait une, et si on voulait bien l'entendre.

Elle, bien sûr, à l'écoute des phobies et des névroses dans son appartement du sixième étage, était bien placée pour avoir une vue de la situation. Mais que pouvait-elle faire? Aller à Trafalgar Square, se jucher sur une chaise et parler aux passants? Et quelles solutions avaitelle à apporter? Elle n'en trouvait pas, et frissonnait. Est-ce qu'il n'y en avait pas? Etait-ce vraiment la fin de leur civilisation, comme jadis de celle des Grecs et des Romains? Mais alors, qui se lèverait, quel peuple insoupçonnable reprendrait le flambeau? A ce moment-là, sans doute serait-elle morte depuis longtemps. Ou bien elle serait comme tout le monde, trop aveugle pour voir. Tout ceci n'était que théories fumeuses, guère plus valables que celles des journalistes de la BBC, ou des pseudo-sociologues de tout poil. Comme les autres, elle se réfugiait derrière les mots pour cacher son angoisse; elle ne valait pas mieux qu'eux.

Elle aussi avait peur.

Elle aussi était infectée.

Et le pire, c'est qu'elle en avait conscience.

Elle .redressa la tête. Elle s'était presque endormie. Bercée par la route et le grondement régulier du moteur. Au-dehors, le paysage n'avait pas changé. Ici, au moins, la paix régnait.

Pour combien de temps? Et puis non. Elle n'avait pas envie de penser à tout cela. Ressasser ne changerait rien. Mieux valait se concentrer sur l'expérience à laquelle elle devait assister.

C'était une tentative de thérapie nouvelle sur trois personnes qu'elle avait soignées lors de ses deux jours de garde réglementaire à la clinique.

Le « Welfare » devenait de plus en plus directorial, ces dernières années. Comme la plupart des praticiens anglais, elle n'était qu'une fonctionnaire rémunérée par l'État, et soumise au lot habituel de tracasseries administratives. Elle avait reçu une note succinte, lui annonçant la date de départ de l'expérience. Durée? Indéterminée. Merci pour ses patients habituels! Elle avait piqué une véritable crise de colère devant le directeur de la clinique, qui de toute façon en avait vu d'autres. « S'il y en a qui se suicident pendant mon absence, avaitelle crié, j'espère qu'ils reviendront hanter votre conscience! »

Comment pouvait-elle être si puérile, par moments? Et cette manie des phrases grandiloquentes? Au moins, elle avait eu un bon mois pour préparer la transition auprès des patients.

Maureen, qui la remplaçait, lui ressemblait beaucoup. Peut-être ne perdraient-ils pas trop au change... Elle se rappela la réaction de la petite Janice, une gamine qui souffrait de cauchemars récurrents après avoir vu son frère se faire agresser par deux énormes rats, lorsqu'elle lui avait exposé la situation. « Des expériences?

Des recherches? Mais qui s'occupe encore de recherches, maintenant » avaitelle questionné naïvement. Une phrase qui avait longuement résonné dans son esprit. Les autres patients, adultes, eux, s'étaient contentés de hocher la tête en baissant les yeux ; mais ils se disaient probablement la même chose. Qui peut bien s'occuper de recherches stériles, alors què le pays semblait s'enliser dans sa propre boue?

Pourtant, c'était ainsi. Il y avait toujours des centres d'expérimentation, des chercheurs pour exécuter les directives, des hommes politiques pour y mettre leur gain de sel et des militaires pour y jeter un coup d'oeil à tout hasard. Il fallait bien faire quelque chose. Tout le monde ne pouvait pas rester passif en se lamentant: « Mon Dieu, c'est affreux, que va-t-il nous arriver? » A sa façon, la vie continuait...

Elle soupira. Regarda du coin de l'oeil le conducteur, impassible, maniant sa Rover avec l'automatisme de l'habitude. Un exécutant anonyme. Muré dans son silence. Encore un signe des temps, cette absence fondamentale de communication... Combien en souffraient, mine de rien! La solitude causait des ravages...

Combien de névroses plus ou moins graves n'avaient pas d'autre origine? Elle jeta un autre coup d'oeil au conducteur. Qui sait si elle ne risquait pas de le retrouver un jour parmi ses patients? Elle eut envie de dire quelque chose.

Ne trouva pas. Oh, et puis, elle n'allait pas faire de la déformation professionnelle ! Et pourtant... Quelques visages défilèrent devant ses yeux, certains graves et tendus, d'autres baignés de larmes... Elle était mieux placée que quiconque pour savoir quelle atroce masse de souffrances, de peur, de désespoir et de détresse pouvait cacher un passant anonyme, tout un monde de ténèbres prêt à le dévorer s'il ne réussissait pas à briser le silence...

Le silence.

Elle détestait le silence.

Et elle ne trouvait pourtant rien d'intelligent à dire. Tant pis. « Docteur Marion Darras, vous êtes trop sensible pour faire ce métier », lui avait-on dit un jour, pendant son stage, juste avant son départ de l'Université. Elle s'était obstinée. Peut-être avaitelle eu tort ? Mais il était trop tard. Elle avala sa salive et regarda le paysage. Par moments, elle se sentait affreusement impuissante, malgré son savoir. En ces moments-là, elle préférait essayer de penser à autre chose. Cela valait mieux.

Lorsqu'elle vit la maison, elle n'en crut pas ses yeux. Une demeure comme on n'en faisait plus, dans un parc rempli d'arbres, au bout d'une allée de gravier impeccable. Elle admira les premières couleurs d'un automne précoce, dégradés harmonieux de vert, de jaune et de brun. Dieu, que c'était beau! Depuis combien de temps n'avaitelle pas ainsi été en contact avec la nature? Elle n'osa pas se le demander.

La maison elle-même ressemblait à un décor pour vieux film historique. Vaste, bordée de petites langues de terre d'où le lierre jaillissait bravement pour monter à l'assaut des trois étages. L'ambiance pluvieuse, les nuages gris roulant dans le ciel, promesse d'ondées à venir, lui convenaient parfaitement. Elle ne put s'empêcher de penser à ce vieux film interprété par Julie Christie, La Maison du Diable, qui l'avait terrifiée au-delà de toute mesure lorsqu'elle avait neuf ans. Elle avait ensuite lu trois fois le roman de Shirley Jackson, s'était facilement identifiée avec l'héroïne... Enfin. Ce n'était pas le moment de se faire peur avec des histoires de fantômes. Elle sourit, vaguement amusée.

N'était-ce pas là le genre de réflexions auxquelles se livraient les héros de ce genre de fictions, avant d'être affrontés à l'évidence?

Mais de toute façon, dans l'époque où elle vivait, un bon vieil esprit frappeur lui aurait semblé tout à fait supportable, comparé à ce qui hantait les rues de Londres de jour comme de nuit...

L'allée de gravier jaunâtre contournait la vieille maison. La Rover ne s'arrêta pas devant l'entrée principale, mais fit le tour de la bâtisse.

Évidemment, une fois de l'autre côté, c'était un autre monde. On avait ajouté, à vingt mètres à peine, un autre bâtiment plus moderne, un laboratoire tout en longueur aux murs de béton.

Quelques voitures étaient déjà garées sur un petit parking vaguement délimité. La voiture se rangea à côté d'une grosse Peugeot grise ; le conducteur coupa le moteur. Le silence meurtrit presque les oreilles de Marion, tant elle s'était habituée au doux ronronnement de la mécanique... Elle ouvrit machinalement la porte ; un air froid et humide, mais d'une pureté réconfortante, lui sauta au visage. Elle parcourut des yeux la voûte dorée des feuilles. Quelques petites taches ocre voltigeaient. Un rayon de soleil inattendu irisa soudain des milliers de gouttelettes scintillantes, et tout se nimba d'une clarté joyeuse, presque surnaturelle. Marion regardait de tous ses yeux, émerveillée. Elle aspira une grande goulée d'air, comme pour se purifier.

— Mademoiselle Darras?

Elle se retourna-brusquement, surprise. Elle ne reconnut pas sur-le-champ le grand homme mince, vêtu d'un costume trois-pièces classique, le sourire de commande aux lèvres, qui s'avançait vers elle. Elle l'avait déjà vu, elle en était sûre, mais où?

Son sourire se fit plus franc, et ses yeux pétillèrent. Il lui tendit une main qu'elle serra machinalement.

—John Webster. Vous vous rappelez? Ce congrès à Liverpool, il y a... Houlà, ça ne nous rajeunit pas! Heureux de vous revoir!

—Moi de même! dit-elle poliment.

Elle fouilla dans ses souvenirs. Elle se rappelait un congrès à Liverpool, mais pas un John Webster. Il faut dire que les trois premiers jours, elle n'avait eu d'yeux que pour David, son sourire, sa moustache en bataille. Un petit pincement au coeur. Ils avaient filé le parfait amour les deux jours restants, puis une quinzaine d'autres après le congrès. Puis en avaient eu marre de ces horaires qui ne correspondaient jamais, de ces rencontres toujours hâtives, et s'étaient séparés à l'amiable. Elle serra les lèvres. Comme disait ce fameux Webster, tout ça ne les rajeunissait pas...

—Nous sommes presque au complet, annonça Webster sans quitter son sourire de commande, les autres ne vont pas tarder à arriver... On vous a préparé un buffet de bienvenue avant de passer aux choses sérieuses! Venez donc, il doit y avoir des gens que vous connaissez!

Elle le suivit vers une entrée découpée directement dans le béton, semblait-il. Une avancée dallée, et une double porte de verre pourvue du sigle de l'Office de Psychologie Appliquée. Elle entrevit son reflet dans la première vitre, et vérifia d'un coup d'oeil si le masque qu'elle portait ne se fissurait pas trop. L'image qu'elle donnait au monde, rassurante, conforme à ce qu'on attendait d'elle. Une jeune femme à la trentaine élégante, vêtue d'un tailleur strict, les cheveux sagement noués, les lunettes cerclées d'écaille pour faire plus sérieux. Très petite étudiante anglaise de bonne famille, studieuse et un tantinet coincée. Évidemment, elle avait parfois peine à se reconnaître dans cette image, mais tant pis. Il était trop tard pour changer, trop tard pour les regrets. Elle avait choisi son masque.

Même les psychologues doivent bien se cacher derrière quelque chose. cela ami, elle en était consciente. Elle se demandait parfois comment on peut jouer le même jeu que le reste du monde, tout en sachant que ce n'est qu'un jeu.

Enfin, elle se le demandait avant. Maintenant, elle en avait pris l'habitude.

Sept hommes et deux femmes prenaient du thé ou du scotch en mangeant des gâteaux secs et en papotant. Elle reconnut quelques visages, comme celui de Mac Horan. Elle ne l'avait jamais beaucoup aimé, celui-là. Le genre à raconter des histoires irlandaises ou françaises et à peloter les stagiaires à la moindre occasion. Un gros con qui avait tendance à s'écouter parler...

Et Rosy Delmont, petite femme boulotte, sympathique, au rire énorme et communicatif. Jethro Harrington, au nom trop beau pour être vrai, qui avait encore grossi depuis la dernière fois, un type insipide qui avait pour uniques sujets de conversation les impôts et le boulot.

Celui-ci, n'était-ce pas Julien Beaumont, qui parlait beaucoup avec un accent de Manchester si prononcé, la mine toujours réjouie? Non, elle se trompait, ne savait plus. Elle vérifierait le nom inscrit sur son badge... Webster lui tendit le sien. Elle dut se reprendre à trois fois pour l'agrafer. Sa main tremblait, elle se piqua. Cet homme, accoudé à la table servant de buffet...

David. Bien sûr, David était présent. Comment pouvait-il en être autrement? Elle eut envie de se trouver n'importe où, en plein Londres, en plein enfer, mais pas ici.

Elle se piqua une deuxième fois. Faillit jurer à voix haute. Agrafa enfin le petit badge. Du calme. Oh, bon sang, quelle contenance devaitelle... C'était trop idiot. Mais après tout, pourquoi paniquer? Ils s'étaient quittés à l'amiable, non? Webster commença à lui présenter les assistants. Tiens, c'était bien Beaumont, en définitive. Elle prêtait à peine attention à ce qu'on disait. Un sourire sans doute crispé aux lèvres, elle devait passer pour une gourde. Tant pis.

Inévitablement, ce fut le tour de David. « Docteur Holder. » Oh, elle le connaissait, son nom !

Il la regarda. Une ombre passa sur son visage, signe de trouble chez lui. Il n'avait pas changé.

Ou alors si, juste quelques petites rides au coin des yeux, quelques cheveux en moins... Il devait frôler la quarantaine, maintenant? Il y avait bien... six ans. Six ans depuis ce fameux congrès.

Mon Dieu, cela avait passé si vite ! Et elle, avaitelle vieilli?...

David Holder se redonna instantanément une contenance. Il serra gravement la main qu'elle lui tendait. « Enchanté. » Il souriait, et elle ne savait pas comment interpréter ce sourire, ni sa poignée de mains qu'il ne prolongea pas. Elle rougit un peu. Six ans... Qu'est-ce qu'il avait fait de tout ce temps? Et elle?

—Vous vous connaissez? demanda Webster.

—Oui, on s'est déjà rencontrés, répondit David d'une voix neutre.

Leurs regards se croisèrent. Elle baissa les yeux, passa à quelqu'un d'autre. Une autre main à serrer. Elle avait l'impression de fuir.

Lorsque Webster introduisit le vénérable personnage en blouse blanche, Marion était en conversation avec Harrington. (Facile, il suffisait de lancer un « Ah ? » ou un « Oui » aux bons moments et il se chargeait du reste.) David, lui, passait d'un groupe à l'autre sans s'attarder.

Il semblait à l'aise. Un peu nerveux, ou était-ce une illusion?

— Mesdames, messieurs, je vous présente le docteur Holcroft, qui dirigera l'expérience à laquelle vous allez assister. Je lui laisse la parole.

Le professeur Holcroft était de taille moyenne, assez épais, avec une chevelure en brosse d'un blanc immaculé. Il avait un regard dur, froid, celui du pur scientifique... Il parut immédiatement antipathique à Marion, sans qu'elle sût pourquoi. Il toussota, prit la parole. Il s'exprimait posément, comme s'il dictait un cours en faculté : — Mesdames et messieurs, vous avez été choisis pour cette expérience en raison de vos connaissances étendues ; certains d'entre vous, en outre, ont été directement en contact avec les patients dont nous allons nous servir.

Avec les cobayes, aurait-il pu dire. Pour lui, cela revenait probablement au même...

Si vous le voulez bien, nous allons passer dans la pièce voisine, afin que je vous montre l'appareillage dont nous nous servirons.

Il se dirigea vers la porte. Marion se hâta de lui emboîter le pas, sans savoir pourquoi. Si: parce qu'elle ne voulait pas se trouver trop près de David. Elle s'en rendit compte après coup, et se trouva ridicule.

Le professeur Holcroft les conduisit le long du couloir aux murs blancs, jusqu'à une double porte qu'il ouvrit. Le petit groupe le suivit à l'intérieur.

A première vue, rien de bien excitant. La grande pièce sans fenêtre contenait un ordinateur somme toute assez banal, en apparence du moins ; Marion n'y connaissait pas grand-chose, mais elle reconnut un encéphalogramme de modèle récent connecté aux machines. Non, trois encéphalogrammes. Et trois graphiques lumineux, s'inscrivant directement sur une mémoire.

Un système moins encombrant que les graphiques sur papier...

Il y avait aussi, disposés côte à côte, trois divans très simples, apparemment confortables, reliés entre eux par une console commune. A l'emplacement de la tête, des instruments compliqués. Des cadrans, des appareils à mesurer le bon fonctionnement du coeur, des poumons, plusieurs petites ventouses noires reliées à des fils. Marion se sentit mal à l'aise en les regardant. Cela lui rappelait les atroces séances d'électrochocs auxquelles elle avait dû assister.

Les électrochocs... A l'idée d'un courant électrique traversant son cerveau, elle sentit son estomac se crisper. Les deux premières fois, elle s'était évanouie comme une gamine. Elle n'avait jamais pu s'y habituer... Sous la lumière crue des néons, les instruments avaient quelque chose d'irréel et d'un peu terrifiant. Sans doute parce qu'ils étaient si neufs, immaculés...

— Mesdames et messieurs, voici l'appareillage en question, reprit le professeur Holcroft.

MM. White et Mac Horan ici présents en sont les principaux concepteurs.

Lesdits concepteurs eurent chacun un sourire différent. Fat pour Mac Horan, un peu gêné pour White. Marion considéra le premier avec étonnement. Elle n'aurait jamais cru ce crétin capable de concevoir quoi que ce soit. Comme quoi on peut être intelligent tout en restant un pauvre type...

Holcroft étendit le bras vers l'appareil.

— Cet ordinateur est connecté à trois dormeurs par l'intermédiaire des fiches. Les sujets ont été endormis grâce à la drogue 45. Vous en avez certainement entendu parler. Elle provoque, à faible dose, un demi-sommeil qui supplée les anciennes méthodes d'hypnotisme. A doses plus fortes, le malade tombe dans une semi-catalepsie propice à l'examen du cerveau.

Or cette drogue, dans des proportions légèrement modifiées, peut faciliter le rêve chez le dormeur.

Il marqua un temps d'arrêt, pour souligner l'importance de ce qu'il venait de dire.

—Donc, nos trois dormeurs vont rêver. Le but de notre expérience est de prouver qu'il est possible de connecter les rêves de trois personnes.

Il y eut un instant de silence, sans les habituelles exclamations de surprise.

—Bien sûr, nous ne pourrons savoir quelle forme prendra ce rêve commun. Mais l'électroencéphalogramme nous renseignera en permanence sur le fonctionnement du cortex. S'il y a rêve, le tracé s'amplifiera ; il nous suffira de comparer les trois tracés pour vérifier s'il y a conjonction, et ce par l'intermédiaire de l'ordinateur.

Nouveau temps de silence.

—Les trois patients vous seront bientôt présentés. Certains d'entre vous les connaissent déjà. Il s'agit de trois cas de névroses plus ou moins phobiques ; les sujets sont renfermés sur eux-mêmes, et donc plus réceptifs aux stimulations de la drogue 45. Pour ceux que les détails techniques intéressent, voyez donc MM. Mac Horan et White.

Holcroft se détourna, sans même attendre les rituels applaudissements qui, d'ailleurs, ne vinrent pas. Après un instant de flottement, chacun se mit à parler. Marion ne prêta aucune attention à ce qui se disait, jusqu'à ce qu'elle entende la voix de David derrière elle : —Au fond, c'est la vieille théorie de la Gestalt que nous mettez en application !

Elle ne bougea pas. Ce fut White qui répondit: —Ce n'est pas entièrement faux... Ni entièrement vrai !

—Réponse de Normand! rigola quelqu'un, sans doute Beaumont.

—Bon, nous connaissons la théorie primitive de Kôhler, Wertheimer et Koffka, il y a plus d'un siècle... On l'a pas mal déformée par la suite, on a appliqué le terme de « Gestalt » à des phénomènes plutôt mystiques de conjonction des esprits... Mais pour employer la phrase rituelle, nous sommes des scientifiques! Nous nous en tenons au fait... Ou du moins nous le devrions (léger rire). Non, il n'y a rien de plus sérieux que cette expérience. Nous ne prétendons pas jouer au docteur Frankenstein, juste prouver qu'il est possible de manipuler les rêves et, en particulier, de les relier l'un à l'autre. Mais si le résultat est concluant, imaginez le champ de prospective qui nous est ouvert! Je ne me hasarderai pas aux hypothèses, mais les possibilités sont infinies — ne serait-ce que pour la guérison des cauchemars récurrents, ou l'examen de certaines névroses... Pendant l'état de rêve, l'inconscient se libère totalement de ses inhibitions, de ses entraves... C'est un champ d'exploration pratiquement infini !

—J'imagine que l'armée s'y intéresse, railla David.

—A quoi ne s'intéresse-t-elle pas? Nous devons avoir la visite d'un observateur prochainement.

—Je n'ose pas imaginer ce qu'ils pouffaient en tirer!

David détestait les militaires. Selon lui, toute recherche scientifique était littéralement vampirisée par eux, toujours prêts à transformer les intentions les plus nobles, les découvertes les plus altruistes, en nouveaux moyens de s'entretuer. Il citait souvent l'exemple d'Alfred Nobel, qui avait inventé la dynamite pour faciliter la vie de ses contemporains et indirectement causé la mort de milliers de personnes. Et qu'auraient dit les époux Curie et tous les pionniers de l'atome s'ils avaient pu prévoir Hiroshima et Nagasaki?

—Vous savez, se défendit White, nous sommes tous tributaires des capitaux de l'État...

Si nous devions craindre en permanence de possibles utilisations militaires de nos découvertes, nous pourrions tout de suite fermer les laboratoires et nous reconvertir dans la pêche à la ligne ! Et puis, vous pouvez concevoir un Etat sans armée, vous?

—Pas dans les conditions actuelles, malheureusement, convint David.

Non, il n'avait pas changé d'un poil. Toujours tiraillé entre ses idéaux et les nécessités du monde tel qu'il était... Marion le reconnaissait bien là. Une bouffée de chaleur monta jusqu'à son coeur. On, non, c'était trop bête... Après toutes ces années?

—Décidément, ces ordinateurs m'étonneront toujours! Je crois qu'un beau jour, ce seront eux qui se chargeront de nos patients!

Rosy Delmont, souriante, avait apostrophé Marion avec son habituelle absence de complexes.

—En tout cas, poursuivit-elle avec une moue, je n'aimerais pas qu'on fouille dans mes rêves! L'autre jour, j'ai rêvé que je me retrouvais toute nue au milieu d'un amphi alors que le prof et les élèves allaient arriver, et je cherchais partout un morceau de tissu pour m'en faire une robe! Si quelqu'un avait vu ça, cela valait tous les dessins animés du monde!

Elle égrena son rire communicatif. Marion ne put s'empêcher de sourire. Elle aimait bien ce petit bout de femme à l'énergie invraisemblable.

Tout le monde l'aimait bien, d'ailleurs. Elle savait mettre un peu de chaleur dans les discours les plus sérieux, mais connaissait son métier sur le bout des doigts.

—Et vous, à quoi rêvez-vous, Marion? questionna-t-elle sur un ton de confidence affecté.

Marion sourit.

—Comme tout le monde, au Prince Charmant!

Webster coupa les conversations : —Si vous voulez bien me suivre... Nous allons vous présenter les trois malades.

Marion suivit le groupe avec une légère appréhension. Qui n'allait pas tarder à se justifier.